Eléments d'anthropologie philosophique sur le corps

Eléments d'anthropologie philosophique : première partie d'après le livre de
Jean DAUJAT
Doctrine et vie chrétiennes
Pierre TÉQUI, éditeur
82 rue Bonaparte - Paris 75006





1.1 ].          Substance et accidents


§ 1 Il nous faut commencer par quelques notions philosophiques fondamentales indispensables pour comprendre la suite.

§ 2 Si nous considérons tous les êtres que notre intelligence peut connaître, nous sommes immédiatement obligés de les classer en deux grandes catégories. Les uns, comme un homme, un cheval, un chêne, une pierre, n’ont nul besoin d’un autre être en qui exister, ils ont en eux-mêmes ce qu’il faut pour exister, ils se suffisent à eux-mêmes pour exister. Ce sont eux que l’on appelle des substances. Considérons au contraire la blancheur, la taille de deux mètres, la paternité. La blancheur ne peut exister que dans un homme qui est blanc ou dans un cheval qui est blanc ou dans une pierre qui est blanche. La taille de deux mètres ne peut exister que dans un homme qui a deux mètres ou dans un chêne qui a deux mètres. La paternité ne peut exister que dans un homme qui est le père de son fils ou dans un cheval qui est le père de son poulain. Ce sont des êtres qui n’ont pas en eux-mêmes ce qu’il faut pour exister, qui ne se suffisent pas à eux-mêmes pour exister : il leur faut un autre être en qui exister, ils ne peuvent exister qu’en une substance qui en est le sujet, que de l’être de la substance qui en est le sujet. Ce sont eux que le vocabulaire de la métaphysique appelle des accidents : la substance est ce qui existe en soi (en latin in se), l’accident ce qui n’existe qu’en un autre (en latin in alio) [2]. Il ne faudra donc pas prendre ce mot « accident » dans le sens courant d’accidentel, comme quand on parle d’un accident de chemin de fer, mais dans le sens philosophique précis que nous venons de définir. Il ne faudrait pas non plus imaginer les accidents comme des revêtements extérieurs recouvrant la substance comme une couche de peinture : la substance n’existe qu’avec ses accidents qui la déterminent et ceux-ci n’existent que déterminant la substance.

§ 3 Les philosophies dites « phénoménistes » ont nié l’existence de substances pour n’admettre que les phénomènes perçus par l’expérience sensible mais cela est absurde parce qu’il n’y aurait pas de phénomènes s’il n’y avait pas de substances affectées par eux, aussi Meyerson a-t-il pu prouver définitivement que les sciences expérimentales elles-mêmes présupposent l’existence de substances qui soient les sujets des phénomènes observés. Particulièrement probant est à ce propos le témoignage du grand chimiste Urbain qui, s’étant laissé séduire par les conceptions phénoménistes, a voulu vérifier si elles étaient partagées par ses collègues et a pour cela demandé à brûle-pourpoint à un grand nombre d’entre eux s’ils croyaient à la réalité du sulfate de baryum : « au regard effaré qu’ils m’ont jeté, avoue-t-il, j’ai reconnu que tous me croyaient fou de leur poser pareille question. Voilà qui est acquis : le chimiste actuel fait des corps le substratum absolu de leurs propriétés. »



§ 4 Aristote a distingué neuf catégories d’accidents. Nous n’en retiendrons ici que les trois dont la connaissance sera indispensable pour la suite de notre étude :

§ 5 1). la qualité, c’est-à-dire tout ce qui d’une manière quelconque « qualifie » la substance, par exemple la blancheur citée au début de cet exposé, par exemple chez l’homme l’intelligence et la liberté. En ce sens philosophique du mot même des vices, par exemple l’avarice, sont des qualités.

§ 6 2). la quantité, comme dans nos exemples la taille de deux mètres.

§ 7 3). la relation, comme dans nos exemples la paternité parce qu’on n’est père que par relation à un fils, de sorte que, si ce qui définit tous les accidents est l’inhérence en un autre (en latin in alio), c’est-à-dire en la substance qui en est le sujet, ce qui définit la relation est sa direction vers l’autre (en latin ad aliud) en fonction duquel elle existe comme la paternité n’existe qu’en fonction du fils [3].

§ 8 Quant aux substances, nous ne nous occuperons ici que des substances corporelles car nous ne pourrons examiner que plus loin s’il existe des êtres immatériels : il sera alors facile de classer ces substances corporelles en inanimées et vivantes, celles-ci en végétaux (qui n’ont pas la sensibilité) et animaux doués de sensibilité, ceux-ci en animaux sans raison et animal intelligent (c’est-à-dire l’homme).

1.2 ].          La multiplicité des espèces


§ 9 C’est un fait que les substances corporelles se classent en un certain nombre d’espèces de natures différentes, ce qui définit une espèce étant précisément une nature déterminée.

§ 10 En ce qui concerne les êtres inanimés l’expérience courante nous met en présence de mélanges de corps de différentes natures comme l’air est un mélange d’oxygène et d’azote et l’eau de mer un mélange d’eau et chlorure de sodium, mais la chimie discerne à partir de là des « corps purs » d’une seule nature déterminée comme ceux que nous venons de nommer et les classe en « espèces chimiques » de natures différentes, ainsi l’oxygène d’une autre nature que l’azote ou l’eau d’une autre nature que le chlorure de sodium. Elle peut même définir la nature d’un « corps composé » par un nombre entier d’atomes dans la molécule (l’eau constituée de deux atomes d’hydrogène et un d’oxygène) et celle d’un « corps simple » par un nombre entier d’électrons périphériques (par exemple un pour l’hydrogène) dans la constitution de l’atome, ce qui entraîne la discontinuité entre les espèces chimiques parce qu’il n’y a pas d’intermédiaire possible entre deux nombres entiers.

§ 11 En ce qui concerne les êtres vivants la biologie définit une espèce par un ensemble cohérent de caractères anatomiques et physiologiques, cette cohérence étant précisément le signe auquel on reconnaît une nature déterminée, et cela aussi entraîne la discontinuité entre les espèces car sans cette cohérence l’être ne serait pas viable (si l’on admet avec la majorité des biologistes que les espèces vivantes sont issues les unes des autres, cela ne peut être que par un passage discontinu d’une espèce à une autre comme dans les réactions chimiques pour les corps inanimés).

§ 12 L’univers nous présente donc une multiplicité de natures différentes les unes des autres. On appelle essence ou nature d’une chose ce que la chose est, ce qui la constitue telle qu’elle est en étant différente d’une autre qui a une autre nature.

§ 13 Mais l’existence est commune à tous les êtres de natures différentes. Aussi la métaphysique est-elle amenée à distinguer l’essence d’une chose (ce qu’elle est) et son existence, c’est-à-dire le fait qu’elle existe. On voit que l’existence est limitée en chaque être par son essence ou nature qui fait qu’il est ceci et non pas cela, et par là elle est multipliée selon la multiplicité des espèces de natures différentes.

1.3 ].          La multiplicité des individus


§ 14 C’est encore un fait qu’en ce qui concerne les substances corporelles il y a dans chaque espèce une multitude d’individus. Ce fait est d’expérience courante pour les espèces vivantes. Pour les êtres inanimés l’individu (c’est-à-dire, selon l’étymologie, ce qu’on ne peut diviser sans le détruire) est plus difficile à discerner de prime abord car par exemple on a beau diviser un volume d’eau, c’est toujours de l’eau, mais on sait aujourd’hui que ceci s’arrête quand on arrive à la molécule qu’on ne peut diviser sans la détruire, d’où l’on peut conclure que dans le monde inanimé ce sont les molécules qui sont les individus, ce qui confirme bien l’affirmation d’une multitude d’individus de même espèce.

§ 15 Ce simple fait conduit à affirmer que, puisque les individus sont différents quand l’espèce est la même, l’individualité provient d’un autre principe que la nature de l’espèce, donc que pour constituer la substance corporelle il faut deux principes distincts, l’un auquel elle doit son individualité et l’autre auquel elle doit la nature de son espèce, c’est-à-dire ce que nous appellerons sa spécificité.

§ 16 Le principe de l’individualité est évidemment la matière dont les corps sont faits car deux individus de même espèce ont la même organisation mais se distinguent parce qu’ils sont faits de deux portions de matière différentes. Quant au principe de spécificité, le vocabulaire philosophique que nous utiliserons désormais le nomme la forme, mais ce mot prend ici une signification bien différente de son sens courant qui désigne le contour extérieur (comme quand on parle de « forme » sphérique ou cylindrique) tandis que dans le sens philosophique que nous venons de définir il signifie le principe intérieur d’organisation qui organise la matière en un corps d’une nature déterminée.

§ 17 Ce vocabulaire est issu d’une comparaison faite par Aristote entre les corps naturels étudiés ici et les objets artificiels fabriqués par notre art ou notre industrie parmi lesquels il a pris pour exemple les statues. Or ce qui distingue deux espèces de statues est bien leur contour extérieur, c’est-à-dire leur forme au sens courant du mot, et ce qui distingue deux exemplaires d’une même statue est bien de ne pas être faits de la même portion de marbre ou de plâtre. Alors Aristote a transposé le sens des mots pour pouvoir dans le cas des corps naturels appeler « forme » le principe d’où provient la nature de leur espèce et « matière », non plus une substance matérielle comme le marbre ou le plâtre qui a une nature, donc une « forme », mais purement ce dont les corps sont faits et qui par sa divisibilité en portions distinctes est le principe de leur individualité.

§ 18 L’imagination ne peut pas se représenter la matière et la forme ainsi définies car elle ne peut se représenter que la substance matérielle constituée de matière et de forme.

§ 19 Quand il y a changement de nature des corps (réactions chimiques pour les corps inanimés, mort changeant le corps vivant en ce mélange de substances inanimées que l’on appelle cadavre), la matière dont les corps sont faits demeure (par exemple le cadavre est fait de la même matière que le corps vivant) mais il y a changement de forme, donc continuité matérielle et discontinuité formelle (tel serait aussi le cas s’il est vrai que les espèces vivantes sont issues les unes des autres).

§ 20 La forme est commune à toute l’espèce, mais limitée en chaque individu par la matière dont il est fait, et par là multipliée selon la multiplicité des individus de même espèce.

§ 21 Plus généralement on appellera matériel tout ce dont quelque chose est fait et formel tout ce qui détermine la nature de quelque chose, c’est-à-dire tout principe spécificateur.






[1] Pour une étude plus approfondie de ce que traitent ici les 3 premiers chapitres, cf. notre ouvrage Y a-t-il une vérité ? et pour ce chapitre I Psychologie contemporaine et pensée chrétienne.
[2] Cette distinction de la substance et des accidents sera fondamentale quand nous exposerons la foi catholique dans l’Eucharistie.
[3] Ceci sera fondamental quand nous exposerons le Mystère de la Trinité.


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